Pour lutter contre les causes du changement climatique, il faut aujourd’hui, rendre les activités responsables plus rentables. Dans un rapport présidé par Alain Quinet, sur la valeur de l’action pour le climat, faire payer les acteurs les plus polluants, en établissant un prix pour l’émission d’une tonne de CO2, reste à ce jour l’un des moyens les plus efficients pour y parvenir. Les entreprises appartenant aux secteurs de l’industrie, de l’énergie et des transports sont ainsi confrontées à un dilemme : réduire ou payer. À travers cette chasse aux émissions de gaz à effet de serre, l’objectif de l’Union européenne est clair, atteindre la neutralité carbone d’ici 2050.
Zone industrielle – © marcinjozwiak – Pixabay
Préambule
Pour éviter tout amalgame, lorsqu’on parle d’une tonne de CO2, plus précisément d’équivalent CO2 (eqCO2), il s’agit de l’émission de l’un des principaux gaz à effet de serre (GES) ayant un impact de réchauffement équivalent à celui d’une tonne de gaz carbonique (ou dioxyde de carbone). L’équivalent CO2 est une unité quantifiable introduite par le Groupe d’experts Intergouvernemental sur l’Évolution du Climat (GIEC) pour comparer les différents GES. Ces gaz se distinguent les uns des autres par différents critères. Parmi eux figurent leur Potentiel de Réchauffement Global (PRG), mais aussi leur durabilité dans l’atmosphère. Par exemple, sur une période de 20 ans, le protoxyde d’azote a un PRG 264 fois supérieur à celui du CO2, mais une durée de vie cinq fois inférieure. Ainsi, on peut aisément classer ces différents GES en fonction de leur nocivité pour notre atmosphère1.
Le marché carbone, un outil de poids contre le changement climatique
Né en 2005 avec l’intégration d’un Système d’Échange de Quotas d’Émissions de l’Union Européenne (SEQE-UE) ou Emissions Trading System (EU-ETS), le prix de la tonne de CO2 est aujourd’hui l’une des mesures phares pour faire peser les coûts liés aux émissions de GES sur les entreprises les plus émettrices. L’objectif est de les inciter à investir sur le long terme dans des solutions plus durables. Plus le prix de la tonne carbone sera élevé, plus les entreprises auront intérêt à réduire leurs émissions. Faute de quoi, leurs marges diminueront ou bien encore, elles devront augmenter leur prix de vente auprès des consommateurs. C’est donc dans une optique de mesure, de contrôle et de réduction des GES qu’est né le SEQE-UE ainsi que l’établissement du prix d’une tonne de CO2. C’est aussi et surtout l’une des principales facettes de la politique de transition écologique menée par l’UE, lui permettant, par la même occasion, de transformer le CO2 en actif économique.
Une tonne, un quota
Ce marché fonctionne de la manière suivante : il impose un plafond de quotas d’émissions dégressif. Un quota d’émission ou quota carbone correspond en tout et pour tout à l’autorisation d’émettre une tonne d’éqCO2. Chaque année, les différents acteurs présents sur ce marché obtiennent des quotas de trois méthodes différentes :
- par allocation gratuite
- par achat aux enchères (marché primaire)
- par échange entre acteurs privés (marché secondaire)
À la fin décembre, les installations industrielles concernées font le bilan. Si la balance est équilibrée, c’est à dire qu’il y a autant de tonnes de CO2 émises que de quotas possédés, alors l’entreprise est en règle. Si la balance est excédentaire, l’entreprise pourra alors conserver son surplus de quotas pour la prochaine saison ou bien le revendre. En revanche, si elle émet plus de tonnes de CO2 que de quotas attribués, elle aura exactement quatre mois, soit jusqu’en avril de l’année prochaine, pour fournir le nombre de quotas manquants. Pour cela, elle devra acheter aux enchères des quotas mis sur le marché ou s’en procurer chez d’autres acteurs moins polluants. Dans le cas contraire, elle devra payer une amende.
Ce système a donc été conçu pour favoriser les efforts des installations industrielles les moins polluantes, dites « bonnes élèves » du marché.2 Une entreprise réduisant de façon considérable ses émissions de GES se verra en possession de plus de quotas en fin de période et donc sera plus aisément sollicitée sur le marché dit « secondaire ». Grâce aux financements indirects liés au rachat de ces quotas par les entreprises les plus polluantes, elle pourra investir de nouveau dans des processus plus responsables et plus rentables.
Le CITL : Arbitre et décisionnaire
Chaque État membre doit tenir un registre des ses installations industrielles présentes sur le marché. Le CITL pour « Community Independent Transaction Log » fait le lien entre tous ces registres nationaux. L’objectif étant de garantir l’intégrité environnementale du SEQE-UE. Mis en place spécifiquement pour le marché carbone européen, ce registre, indépendant des transactions communautaires est géré par la Commission européenne. Il surveille et contrôle la conformité des quotas délivrés. Ce livre de compte, donne l’historique des émissions de GES de chaque installation. Plusieurs informations y circulent. Du détail des quotas alloués au nombre de quotas restitués en passant par la quantité d’émissions produite, ce registre est un outil essentiel dans le fonctionnement du SEQE-UE. En France, ces quotas sont attribués par le gouvernement (via le ministère de la Transition Écologique) selon le registre du CITL. Ils sont ensuite transférés par le teneur du registre national (Caisse des dépôts et consignations) du compte de l’État vers le compte de dépôt de l’exploitant.3
Il est en effet nécessaire de s’assurer qu’un euro corresponde bien à une tonne de CO2 équivalent émise par un acteur donné. Ainsi, une entreprise ne pourra pas recevoir plus de quotas qu’elle n’émet de tonne de GES. Pour cela, chaque installation procède à une intégration de ses données dans le registre européen. L’ensemble du processus est à répéter chaque année garantissant ainsi des données fiables et à jour.
Quels sont les secteurs concernés par ce marché ?
À ce jour, cet instrument de politique publique reste le premier et plus grand marché de quotas carbone au monde. Il couvre plus de 45% de GES émis dans l’Union européenne. Selon la Commission européenne, aucun autre système d’échange de permis d’émissions n’est comparable en termes de capitalisation. Plus de 11000 installations fixes parmi les États membres y sont répertoriées. Pour l’instant, seul les entreprises présentes dans le secteur de l’énergie et de l’industrie et des transports y figurent. Plus précisément, sont concernés les réseaux de transports de gaz, les raffineries de pétrole, les centrales thermiques, les réseaux de chauffage urbain, mais aussi la production et transformation de métaux ferreux, l’industrie minérale, de papier, de carton et l’aviation commerciale au sein de l’Espace économique européen.4 En janvier 2020, 1491 entreprises françaises étaient consignées dans le registre du CITL. La liste exhaustive des installations françaises concernées est à retrouver dans le journal officiel électronique.
La taxe carbone, un outil complémentaire pour responsabiliser les acteurs économiques
La taxe carbone est à bien différencier du système d’échange de quotas d’émission. Bien que ces deux leviers soient des moyens de tarification du carbone, la taxe carbone, elle, fait intervenir les particuliers en plus des entreprises. Plus concrètement, cette taxe pigouviennei ajoute une valeur au prix de vente des énergies fossiles en fonction des tonnes de CO2 émises. Ses recettes peuvent financer des baisses de charges sociales pour les entreprises afin qu’elles soient plus compétitives sur le marché. Selon le ministère de la transition écologique, pour que cette taxe soit efficace, il faudrait qu’elle avoisine, en 2022, les 85€/tCO2. En mai 2020, la taxe carbone française s’élevait à 49€/tCO2. Cette même année 31 taxes carbones étaient en fonctionnement à travers allant de 0,9 €/tCO2 pour l’Ukraine à 123 €/tCO2 en Suède. En 2019, les instruments de tarification du carbone mondiaux ont rapportés 47,8 milliards de dollars dont 26 milliards générés par le principe de taxation carbone. De plus, 47% de ces revenus sont utilisés pour financer des projets de transition bas-carbone. 42 % sont alloués au budget public général du domaine de la juridiction (pays, province, ville). Les 5 % suivants, financent les exemptions fiscales et les 6 % restants, sont transférés aux particuliers ainsi qu’aux entreprises. Que ce soit pour la taxe ou le marché carbone, un prix élevé garanti un développement durable des solutions pour le climat.5
i : Taxe basée sur le principe du pollueur-payeur et qui tire son origine du nom de l’économiste anglais Arthur C.PIGOU (1877-1959). Elle est destinée à internaliser le coût social des activités économiques liées à la pollution.
Un système controversé
Si on connaît aujourd’hui sa valeur, la notion derrière le calcul du prix d’une tonne de CO2 reste plus vague. Pour comprendre comment est calculé son prix, il faut considérer la tonne de CO2 comme un outil économique destiné à intégrer (internaliser), dans les prix de marché, les coûts dissimulés des dommages causés par les émissions de GES. Ce prix est donc artificiel. Il est basé sur le repère commun fixé par le GIEC qui a défini que la tonne de CO2 devait atteindre 100€ en 2030 si l’on souhaite limiter à 2°C le réchauffement climatique.
Un autre problème touchant à l’établissement même du prix marché de la tonne de CO2 fait débat. Actuellement, aucun consensus n’est établi. “C’est un calcul extrêmement complexe et discutable” indique Cédric Philibert, chercheur associé au Centre Énergie & Climat de l’IFRI. Par exemple, le rapport Quinet de 2008 sur « la valeur tutélaire » du CO2 fixait un prix de 100 euros la tonne pour 2030, puis 250€ dans son rapport de 2019. Une autre étude (rapport Stiglitz/Stern) publiée en 2017 par deux économistes, Joseph Stiglitz, et Nicolas Stern, recommande un prix du CO2 pour 2030 allant de 50 à 100 dollars par tonne.6
Au-delà de ce flou artistique sur la valeur et la méthode de calcul d’une tonne CO2, il existe aussi des moyens pour les entreprises polluantes d’échapper à cette réglementation. Par exemple, lorsque le prix du carbone existe dans une zone géographique et pas dans une autre, les entreprises peuvent alors décider de délocaliser leur production dans les pays échappant à cette réglementation. Cette politique de « fuite de carbone » est un exemple parmi d’autre. Limité géographiquement, le SEQE-UE ne regroupe pas les pays émettant le plus de GES au monde. Visiblement, ces pays ne sont pas encore prêts à mettre en place un système aussi contraignant, du moins, pas tous. On note cependant que la Chine, premier émetteur de tonne de CO2 au monde, a mis en place début 2021, son propre marché carbone. Son dessein étant de dépasser le marché européen et d’atteindre une neutralité carbone en 2060.7
Ce système d’échange de quotas implique une vraie remise en question des valeurs et de la place que souhaite occuper l’entreprise dans la société. Les dirigeants peuvent considérer qu’il s’agit d’une énième charge supplémentaire, et se diriger vers l’achat de quotas à bas prix sans se préoccuper réellement de l’impact environnemental. Toutefois, ce système représente aussi l’opportunité d’inscrire son entreprise dans une démarche vertueuse sincère et d’œuvrer pour le bien commun, en privilégiant le financement de projets qualitatifs, labellisés avec un vrai bénéfice pour l’environnement. Le prix de la tonne CO2 devient alors un critère secondaire.
Un système d’échange de quotas limité
Selon un communiqué de presse de la Commission européenne survenu en novembre 2020, le SEQE-UE a permis à l’Union Européenne de réduire de 24% ses émissions de GES par rapport à 1990. Cependant, plusieurs limites ont démontré que ce système n’était pas infaillible.
Une des premières limites concerne l’excédent de quotas présent sur le marché. Depuis 2009, la Commission européenne constate qu’un excédent de quotas d’émissions s’accumule sur le marché. Cet excédent s’élevait à 2,1 milliards de quotas en 2013. Il est en grande partie dû à la crise économique qui a entraîné une réduction des émissions plus importante que prévu. La seconde limite de ce système fait intervenir la politique de « fuite de carbone ». Selon un rapport d’experts indépendants réalisé à la demande de l’Association Française des Entreprises Privées (AFEP), une hausse de 23% de « fuite de carbone » serait à prévoir si des mesures ne sont pas prises. L’objectif de neutralité carbone en 2050 imposerait des conditions trop coûteuses aux entreprises faisant face à une rude compétitivité.. Elles n’auraient donc pas d’autres choix que de délocaliser leur production.
À l’instar des systèmes d’exploitation, la Commission européenne met à jour son propre système. On ne parle pas ici d’une mise à jour intégrale semestrielle, mais de phases pouvant durer une décennie. Des mesures à court, moyen et long terme sont prises pour corriger les problèmes issus de la période précédente. Chaque nouvelle phase apporte son lot de nouveautés et de corrections. Par exemple, pour lutter fasse à l’augmentation d’excédent de quotas survenu lors de la phase 2 (2005/2012), la commission européenne à mis en place lors de la phase 3 (2013/2020), la gelée des enchères de quotas. De ce fait, l’excédent de quotas à été ramené à 1,78 milliards d’euros. Sans cette intervention, ce surplus de quotas carbone aurait pu nuire à court terme au bon fonctionnement du système en portant atteinte à son rapport coût-efficacité. A plus long terme, une réserve de stabilité de marché a été mis en place dès janvier 2019. Cela permettra de solutionner le problème lié à l’excédent de quotas, mais aussi de rendre le système plus résistant face aux différents types de crise qui pourraient le désorganiser. Elle sera pleinement opérationnelle lors de la phase 4 (2021/2030). Dans un premier temps, cette réserve se constituera de quotas ayant fait l’objet de gelée entre fin 2013 et fin 2015 ainsi que les réserves de quotas non mis aux enchères entre 2019 et 2020. Soit plus de 1 milliard de quotas répertoriés…8 Par ailleurs, et ce afin de préserver la compétitivité des industries, les secteurs et sous-secteurs considérés comme exposés à un risque important de fuite de carbone reçoivent un plus grand nombre de quotas durant la troisième phase du SEQE-UE (2013- 2020) que d’autres installations industrielles. A cette aide, s’ajoute le dispositif d’ajustement carbone aux frontières (MACF). Envisagé par la Commission européenne lors de la troisième phase pour la quatrième, il permet au marché de devenir plus attractif échappant ainsi au phénomène de délocalisation.9
Ce marché est-il un frein à la compétitivité des pays de l’UE ?
Après avoir passé la barre symbolique de 50€ la tonne en juillet 2021, son prix, dans le SEQE-UE ne cesse d’augmenter. Mathématiquement, on aperçoit une augmentation de plus de 114% avec une tonne passant de 30€ en décembre 2020 à plus de 60€ en septembre 2021.10 Pour Fatih Birol, président de l’Agence Internationale de l’Énergie (AIE), c’est une aubaine. Selon lui, cela concourrait à accélérer la transition écologique. Pour d’autres, en revanche, le constat est un peu plus mitigé. Le 9 septembre dernier, l’Union des industries utilisatrices d’énergie (Uniden) indique dans un communiqué : « Ces coûts réduisent les capacités d’investissement des industriels dans la décarbonation de leurs procédés de fabrication ». Les grands consommateurs d’énergie s’inquiètent des impacts majeurs que de tels prix auront sur leur compétitivité. Dans un contexte de crise sanitaire mondiale, appartenir à un marché tel que le SEQE-UE peut être perçu comme un fardeau pour les entreprises membres. Exposés à la concurrence internationale en permanence, les gros consommateurs de CO2 de l’Union Européenne reproche au système de les désavantager face à leurs concurrents étrangers qui ne sont pas soumis à cette politique. L’objectif de ce système est donc de concilier compétitivité industrielle et politique climatique.11
De nouvelles mesures pour étendre le système
Le 14 juillet 2021, la Commission européenne a adopté de nombreuses propositions appelées FIT for 55 (« Paré pour 55 ») visant à réduire de 55% les émissions de GES en 2030 par rapport à 1990. Parmi ces propositions, figure la création d’un nouveau marché carbone réservé au secteur des transports et du bâtiment où la réduction linéaire annuelle devrait avoisiner les 5%. Cette initiative devrait couvrir encore plus d’émissions de GES de l’UE. Une des autres mesures phares consiste à établir une nouvelle réduction linéaire annuelle de 4,2% en ce qui concerne le secteur de l’industrie et de l’énergie. Enfin, dans ces mêmes secteurs, la délivrance des quotas gratuits prendra fin à partir de 2036. Ces mesures devraient conduire à la réduction des quotas sur le marché de l’Union européenne et par voie de conséquence, augmenter le prix de la tonne de CO2.12
Les PME/TPE seront-elles soumises un jour à ce système d’échange de quotas ?
Selon la législation française en vigueur, les PME et TPE n’ont pas d’obligations en matière de réduction d’émissions de CO2. Elles sont donc en droit de se demander s’il y a un réel intérêt à réduire ou compenser ses émissions de GES.
Un avis du Conseil Économique, Social et Environnemental (CESE) rendu par Antoine Bonduelle et Stéphanie Goujon estime que 9% des émissions directes françaises sont liées à l’activité des PME et TPE. Parmi ces structures, moins de la moitié, soit 37%, considèrent la neutralité carbone comme un objectif stratégique. Cela est principalement dû au fait qu’elles ne disposent pas forcément de ressources ou de temps nécessaires pour s’engager dans une transition bas-carbone. Cependant, des dispositifs d’aides nationaux existent. Sur une base de volontariat, ces petites structures peuvent bénéficier d’outils comme EnVol (pour Engagement Volontaire de l’entreprise pour l’environnement). Ce dispositif mis en place par l’ADEME, CCI France et l’APCMA constitue un plan d’action sur 5 ans pour aider les entreprises à mieux maîtriser leurs impacts environnementaux. Il existe aussi des dispositifs économiques comme des prêts eco-énergie (PEE) et des prêts verts. L’objectif étant de financer des projets d’investissements afin de réduire la consommation d’énergie et de favoriser la production d’énergies renouvelables.13
Dans sa course à la neutralité carbone, il n’est pas impossible que l’Union Européenne définisse une nouvelle politique environnementale visant à inclure les petites et moyennes entreprises. Juridiquement, elles seraient alors dans l’obligation de s’inscrire dans une démarche de neutralité carbone. C’est pourquoi, elles ont tout intérêt à anticiper les futurs changements. Il leur faut dès à présent, se renseigner sur les méthodes d’évaluation de GES. Après quoi, elles pourront initier un bilan carbone, puis des actions de contribution à la neutralité carbone. A terme, une énième phase du SEQE-UE pourrait intégrer les PME/TPE dans le système au même titre que les GE. Ainsi, le prix d’une tonne de CO2 deviendrait un facteur essentiel à prendre en compte dans leur stratégie de développement.