Les crédits carbone constituent la monnaie d’échange des entreprises impliquées sur le marché carbone volontaire. Amorcée suite à la création du système d’échanges de quotas d’émission européen ou SEQE-UE, cette nouvelle plateforme autonome attire rapidement les sociétés, qui après avoir mis en place un plan de réduction, sont soucieuses de compenser leurs émissions de CO2. Les décisions prises récemment dans la cadre de la COP26 et l’Accord de Paris remettent malheureusement en question la crédibilité du marché, en raison du problème posé par le double-comptage des crédits carbone. Comment fonctionne donc exactement ce système d’échanges de crédits ? Quels sont ses avantages et ses faiblesses ? Éléments de réponse.
Un crédit carbone correspond à une tonne de CO2 évitée ou séquestrée grâce à la mise en place d’un projet de compensation carbone volontaire et monnayée ensuite sur le marché carbone volontaire. Plus précisément, et de manière analogue à la notion de neutralité carbone, les quantités de gaz qui sont impliquées dans les échanges sur ce marché ne sont pas réductibles au seul dioxyde de carbone ou CO2. Elles incluent ainsi l’ensemble des gaz à effet de serre, à savoir : le dioxyde de carbone (CO2), le méthane (CH4), l’ozone (O3), le protoxyde d’azote (N2O), l’hexafluorure de souffre (SF6) et les halocarbures HFC et PFC. Afin de les amalgamer et ainsi faciliter les échanges de crédits et la compréhension de ces derniers, chaque quantité de gaz à effet de serre est convertie en son équivalent carbone, ou éqCO2. Ce calcul s’effectue en comparant le potentiel ou pouvoir de réchauffement global sur 100 ans de chaque gaz et en le rapportant à celui du CO2. Ce travail, effectué par le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC), nous permet de savoir que le rapport entre le CO2 et le CH4 est de 1 pour 30, ce qui signifie que le pouvoir de réchauffement global du méthane est 30 fois supérieur à celui du dioxyde de carbone1. Le PRG des GES (gaz à effet de serre) peut ainsi être rapproché de la notion scientifique de forçage radiatif positif, employée directement par le GIEC dans son glossaire2. Ce concept désigne l’écart ou le rapport entre l’énergie radiative reçue et l’énergie radiative émise par le système Terre/atmosphère. Si le forçage radiatif d’un système est positif, cela signifie que ce même système aura reçu (et donc conservé) une plus grande quantité d’énergie, mesurée et exprimée en watts par mètre carré, qu’il n’en aura réémise. Une conservation d’énergie qui, de par le phénomène d’effet de serre, participe au réchauffement de la planète.
Crédit carbone ou quota d’émission ?
Qu’est-ce qui différencie un crédit carbone et un quota d’émission ? A priori, les expressions servent toutes deux à désigner une quantité d’éqCO2 séquestrée ou évitée, monnayée et échangée sur un marché du carbone. Leur particularité n’est donc pas d’ordre sémantique mais bien contextuel. Les crédits carbone s’échangent sur le marché de la compensation carbone volontaire, alors que les quotas d’émission s’échangent grâce au système d’échanges de quotas d’émission européen (SEQE-UE). Ce dernier, mis en place suite au Protocole de Kyoto, a pour but de contrôler et de réduire les rejets de GES des nations européennes via la création d’une plateforme d’échanges de « droits à polluer ». Lancé en 2005, il devient rapidement le plus grand marché au monde, réunissant à l’heure actuelle 11 000 installations industrielles qui représentent à elles seules la moitié des émissions européennes de gaz à effet de serre3. Basé sur le principe du pollueur-payeur, le SEQE-UE contraint les entreprises à acquérir un nombre suffisant de quotas d’émission lorsqu’elles dépassent un certain plafond autorisé.
Le fonctionnement du marché, qui fixe un prix fluctuant sur la tonne de CO2, se veut donc avant tout incitatif. À la fin décembre, les installations industrielles concernées font ainsi leur bilan. Si la balance est équilibrée, c’est-à-dire qu’il y a autant de tonnes de CO2 émises que de quotas possédés, alors l’entreprise est en règle. Si la balance est excédentaire, l’entreprise pourra alors conserver son surplus de quotas pour la prochaine saison ou bien le revendre. En revanche, si elle émet plus de tonnes de CO2 que de quotas attribués, elle aura exactement quatre mois, soit jusqu’en avril de l’année suivante, pour fournir le nombre de quotas manquants. Pour cela, elle devra acheter aux enchères des quotas mis sur le marché ou s’en procurer chez d’autres acteurs moins polluants. Dans le cas contraire, elle devra payer une amende. Ce système a donc été conçu pour favoriser les efforts des installations industrielles les moins polluantes, dites « bonnes élèves » du marché. Une entreprise réduisant de façon considérable ses émissions de GES se verra en possession de plus de quotas en fin de période et donc sera plus aisément sollicitée sur le marché dit « secondaire ». Grâce aux financements indirects liés au rachat de ces quotas par les entreprises les plus polluantes, elle pourra investir de nouveau dans des processus plus responsables et plus rentables.
Le marché du carbone volontaire, sur lequel s’échangent des crédits carbone, a lui été inspiré par le SEQE-UE, mais s’en éloigne au niveau de son fonctionnement. Chaque projet de compensation se voit attribuer une valeur pour les crédits carbone qu’il génère. Le prix d’un crédit carbone dépend du type de projet, de sa taille, de sa localisation, de sa méthodologie d’implémentation, ainsi que de l’offre et de la demande. Un projet de grande ampleur avec une forte demande vendra des crédits plus abordables comparé à un petit projet peu demandé.
L’histoire du marché volontaire
Dès 2005, soit l’année d’ouverture du marché carbone réglementé, des entreprises non-soumises au système d’achat de quotas, décident elles aussi d’investir pour compenser leurs émissions en soutenant divers projets dans des pays en développement. Cette orientation spontanée, née de velléités principalement réputationnelles, est portée au départ par des fabricants d’oreillers, de chocolat et des sociétés de livraison. Elle s’étend ensuite rapidement à d’autres secteurs dont la nocivité environnementale est avérée, comme l’automobile ou l’agriculture. En effet, même si les contraintes imposées par le marché réglementé touchent exclusivement les grands pollueurs, elles restent limitées à certains secteurs d’activités, à savoir l’industrie lourde et l’énergie, rejoints en 2012 par l’aviation4, et par les transports et le bâtiment (mais limité aux professionnels) à partir de 20255. Le marché de la compensation carbone volontaire se constitue donc à la fin des années 2000 comme une plateforme autonome d’échanges de crédits carbone, exempte d’un modèle législatif pour la réguler, et dont l’existence reste alors purement financière.
Pour circonscrire cette liberté et légitimer l’action des acteurs économiques en matière de séquestration de CO2, des labels de certification voient alors le jour. Verra, qui a développé en 2006 le Verified Carbon Standard6, constitue l’un des principaux standards de labellisation et de vérification de crédits carbone. C’est également le standard le plus utilisé à travers le monde. Le Gold Standard7, développé conjointement par le WWF, diverses ONG et des représentants du secteur privé, labellise des projets de compensation avec pour exigence principale la qualité des co-bénéfices pour l’environnement et les populations locales. La mise en place du Label-Bas Carbone8 en 2018, un standard étatique à l’initiative du ministère de la Transition écologique de la France, tend à légitimer encore plus l’action et l’intérêt du marché carbone volontaire, autant d’un point de vue financier qu’environnemental. L’État français reconnaît à travers cette décision l’apport et la nécessité de la compensation carbone volontaire à l’atteinte de l’objectif de neutralité carbone. Il s’implique ainsi directement auprès du secteur privé pour le développement des projets de séquestration locaux, pérennes et bénéfiques pour le climat.
Le double-comptage : un défaut encore saillant
Malgré les efforts pour crédibiliser sa démarche, notamment grâce à la création de plusieurs labels, le marché volontaire continue de susciter les inquiétudes et critiques de plusieurs observateurs. Ces derniers pointent du doigt, et de manière légitime, les failles du mécanisme d’attribution des crédits. À l’heure actuelle, et suite aux dispositions prises lors de la COP 26 et l’adoption de l’article 6 de l’Accord de Paris, un principe d’ajustement a été imaginé pour éviter toute possibilité de double-comptage. Ce danger peut survenir lorsqu’une même réduction d’émission est dupliquée, soit parce qu’elle a été transférée plus d’une fois par un vendeur, soit parce qu’elle a été à la fois vendue et conservée par un même vendeur. Pour éviter qu’un tel problème survienne, le principe d’ajustement oblige le pays vendeur à soustraire de sa contribution déterminée au niveau national le crédit qu’il vend. Cette disposition, garde-fou absolument nécessaire, ne s’applique malheureusement pas aux entreprises. Bien que l’alinéa 4b de l’article 6 de l’Accord de Paris9 acte la création d’un nouveau marché international du carbone ouvert à la fois aux États et aux acteurs du secteur privé, ces derniers ne sont en l’état actuel des choses pas soumis à ce principe d’ajustement. Les entreprises ont donc le choix entre la production, l’attribution et la vente de réductions d’émission dites « Crédits article 6.4 » encadrées par l’ONU ou de crédits issus de labels de compensation. Se pose alors la question de l’alignement des critères d’éligibilité des crédits de ces standards avec ceux du marché créé par la COP 26. Les deux principaux organismes de certification de crédits, Verra et Gold Standard, ont ainsi exprimé des positions antagonistes sur le sujet.
L’organisme Gold standard reste en effet favorable à la mise en place de la mesure pour les crédits provenant de structures privées dès 2025. Le standard de labellisation déclare ainsi qu’ « il sera nécessaire d’employer le principe d’ajustement dans les cas où les crédits carbone seront utilisés dans le cadre de projets de compensation volontaire […] Nous nous attendons à ce que cette position soit adoptée également par la société civile et que les contre-exemples soient soumis à l’examen de l’opinion publique »10. Quant à Verra, l’organisation invoque le fait que les crédits issus d’entreprises ne sont pas comptabilisés dans les contributions déterminées au niveau national, à savoir l’ensemble des efforts étatiques officiels, notamment à l’échelle européenne, pour limiter le réchauffement climatique à +1,5°C, et qu’à ce titre ils ne font pas partie de la stratégie pour atteindre la neutralité carbone internationale. Ces crédits sont donc additionnels et ne devraient pas dépendre d’un mécanisme créé de base pour les échanges entre États. Verra craint également de possibles effets pervers suite à la mise en place du principe d’ajustement comme la favorisation d’échanges de crédits à l’échelle nationale et infranationale, délaissant ainsi la finance carbone des pays en développement. Le standard de labellisation explique : « La demande actuelle pour les VCM provient de pays en développement. Imposer un principe d’ajustement pour les échanges internationaux de crédits carbone donnerait un avantage certain aux projets situés dans la même juridiction. En partant du principe que le mécanisme sera appliqué, l’entreprise qui voudra compenser ses émissions incompressibles de gaz à effet de serre aura tout intérêt à choisir un porteur de projet situé dans son pays, afin d’éviter d’engager des démarches juridiques avec un autre État. De plus, obliger les pays en développement à adopter ce principe d’ajustement poserait un gros problème d’équité. Nous demanderions de nations avec une quantité limitée de ressources additionnelles de trouver au sein de leur propre économie des réductions ou évitements d’émissions supplémentaires, ce qui exercerait une pression importante sur des finances publiques déjà limitées. Ce constat paraît amer et injuste au regard de la situation de pays qui peinent déjà à satisfaire les besoins vitaux de leur population (nourriture, logement, santé, éducation, électricité) et qui ne sont en plus pas responsables de la situation climatique actuelle »11.
Que le principe d’ajustement soit adopté ou non par ces standards, un mécanisme de sécurisation et de vérification des crédits carbone représente la condition sine qua non à la crédibilisation du marché. Sans ce dispositif l’engagement des entreprises pourra systématiquement être remis en doute, considéré comme factice, et assimilé à du greenwashing.
Sources :